REIMS QI GONG, Yang Sheng
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Qi et tonicité musculaire


Par Walter Peretti

« Yòng Yì, Bu Yòng Li » est un adage qui s'applique aussi bien au Qi Gong qu'au Taiji Quan, ainsi qu'à la majorité des arts internes chinois. La traduction la plus courante de cet adage est: « Utiliser l'intention, ne pas utiliser la force musculaire ».
Prenons « Bu Yòng Li », « ne pas utiliser la force musculaire », qui semble être une condamnation irrémédiable de l'usage de la force musculaire.
Une telle interprétation nous pousse sur la pente savonneuse de la « dérive du tout énergétique » qui ne pense la pratique qu'en termes "d'énergie" en réduisant l'approche corporelle au minimum, et quelque fois en l'excluant totalement. On observe alors des pratiques résolument molles où le corps est effacé, souvent étriqué et raide... Ces pratiques ont rempli les salles d'attente des rhumatologues qui ont eu le projet de déclarer officiellement que Qi Gong et Taiji Quan nuisent à la santé!
Une telle interprétation nous fait oublier l'importance de la préparation du corps dans les écoles traditionnelles qui n'hésitaient pas à consacrer une ou plusieurs années à la préparation du corps avant d'aborder la pratique, certaines utilisant d'ailleurs des poids comme des boules en bois de plusieurs kilos à plusieurs dizaines de kilos. Dans d'autres écoles, plusieurs années de pratique du wushu (techniques martiales) faisaient office de préparation du corps.
Une telle interprétation, enfin, nous ferait écarter du champ du Qi Gong, le « Yin Qi Gong », le Qi Gong dur qui utilise les contractions musculaires et souvent la contrainte respiratoire. Et que dire de certains Qi Gong très dynamiques où l'on finit en transpirant abondamment? Bien sûr, la plupart de ces Qi Gong sont d'origine martiale, mais ils se révèlent très efficaces sur le plan de la santé lorsqu'ils sont désentravés de l'objectif martial et des pratiques extrêmes qu'implique le combat à mort.
Il faudrait également prendre le temps de voir combien penser l'énergie sans le corps, ou l'énergie sans esprit est en dehors du cadre traditionnel de nos pratiques. Mais ce n'est pas le sujet du présent article.
Il est évident que "Bu Yòng Li" ne doit pas être interprété de façon littérale, sinon comment faire pour, par exemple, pratiquer l'arbre avec les cuisses parallèles au sol..., car là, la force musculaire est clairement sollicitée!
« Bu Yòng Li » serait bien plutôt « ne pas utiliser la force musculaire selon l'usage commun ».

Il existe en effet une sorte de savoir-faire musculaire différent de l'usage commun de la tonicité musculaire. La clé de ce savoir-faire est contenue dans la première partie de l'adage « Yòng Yì », « utiliser l'intention ». Utiliser l'intention est la clé pour apprendre à ne pas utiliser la force musculaire selon l'usage commun.
Là encore on rencontre une difficulté de traduction pour la notion de Yì. Les termes chinois recouvrent bien des sens différents en français. Choisir un sens pour une traduction ne peut se faire qu'en fonction du contexte, et ne se fait jamais sans trahir la pensée de l'auteur.
De préférence à « intention », on peut utiliser une traduction plus directement reliée à la pratique, celle du Yì comme « représentation mentale efficace sur le corps ». Cette traduction n'évacue pas le sens d'intention, même si elle en réduit le champ sémantique.
Une telle définition nous pousse à envisager l'existence d'un savoir-faire du système neuro-musculaire. Le savoir-faire en question implique l'existence d'un lien subtil et concret entre la représentation mentale et le corps. Ce lien existe d'emblée (les sophrologues le savent bien), mais le Qi Gong va le renforcer et le développer, c'est une forme de « mise en corps de la représentation mentale », ou de « mise en forme ». Il s'agit de développer un mode d'action subtil sur le corps.
Notre adage devient donc : "Utiliser le lien subtil et concret entre le corps et les représentations mentales, ne pas faire un usage commun de la force musculaire." Il s'agit donc de développer l'interface entre le système nerveux et les muscles, et plus largement tous les tissus innervés, y compris les organes.

Comment ne pas déduire de ce qui précède une nouvelle facette du Qi : le Qi comme "qualité neuromusculaire".
Les classiques placent le Qi à l'articulation entre le Jing ("essence") et le Shen (esprit), en naissant du Jing pour nourrir le Shen. En fait, avant la période des Song, il articulait plus volontiers le Xing (corps en tant que "forme") et le Shen. Il y avait donc bien un lien explicite entre le corps et "l'esprit" assuré par le Qi. Ce lien deviendra plus flou avec la notion de Jing.
Le Qi articule donc le corps et "l'esprit" dont l'activité implique le système nerveaux (comme effet ou comme cause, mais c'est là un autre débat). Il se situe donc quelque part entre l'activité du système nerveux et les muscles... ou peut-être quelque part autour.
Certains se sentiront mal à l'aise d'envisager le Qi comme une propriété quasi-physiologique. Mais nous nous essayons ici à un exercice de style qui consiste à pousser un raisonnement à son terme dans une direction donnée, ici la recherche du lien avec la tonicité musculaire. Il s'agit de chercher à faire émerger des horizons nouveaux, capables d'éclairer sous un nouveau jour ce que nous enseigne la Tradition.

Le « O-Ring Test » est très en vogue dans le monde du Kikô. Il a été popularisé par des maîtres d'Aïkido.
Le test est simple, il s'agit de former un anneau (Ring) avec le pouce et l'index en maintenant un tonus constant dans les doigts. Pour maintenir le tonus constant, on utilise une "représentation mentale de l'anneau efficace sur les doigts".
On demande ensuite à un partenaire d'essayer de séparer les doigts formant l'anneau en exerçant une force progressive et continue.
Les résultats du test montrent que lorsque la circulation du Qi est perturbée, les doigts formant l'anneau cèdent à la pression du partenaire. Lorsque le Qi circule à plein régime, les doigts maintiennent l'anneau même si le partenaire possède un gabarit imposant.
Inutile d'aller plus loin dans la description du test et de ses développements en ce qui nous concerne. Résumons simplement les résultats.
Lorsque la circulation du Qi est libre, le tonus musculaire est global et continu : les doigts tiennent sous l'action globale et continue de tout le corps. Lorsque la circulation du Qi est perturbée, le tonus musculaire est local et discontinu : les doigts lâchent car ils résistent localement, or les muscles des doigts ne font pas le poids par rapport aux muscles des bras du partenaire.
La circulation du Qi influence donc profondément le tonus musculaire.
Le Qi est ce qui rend la représentation mentale de l'anneau efficace sur les doigts. Le Qi crée un tonus musculaire "non commun", autorisant ainsi un "usage non commun de la force musculaire des doigts".

Retrouvons ici nos préoccupations de pratiquants de Qi Gong, à savoir l'entretien d'une circulation libre du Qi et le maintien de la vitalité. Nous disposons maintenat d'un indicateur de la circulation du Qi : la qualité du tonus musculaire.
Pour évaluer notre état de Qi ou notre pratique, nous pouvons interroger notre tonus musculaire, est-il global ou local? continu ou discontinu? unifié ou morcelé? profond ou superficiel?
Pour ceux qui s'attachent à développer leur sensibilité aux fluctuations de leur tonus musculaire, cet exercice devient un véritable étalon de leur pratique et leur permet de discerner dans le quotidien les chemins qui mènent à plus de vitalité. Bien sûr, pour le tonus musculaire comme pour les autres sensations, plus nous travaillons à affiner notre perception, plus le champ d'investigation semble se creuser devant nous. Ainsi, au début, on saisit l'influence des éléments externes sur le tonus musculaire (certains établissent même des régimes alimentaires sur cette base, rejetant les aliments qui font baisser leur tonus global, mais cela conduit à certaines dérives qui sont ici hors sujet), puis on finit par s'apercevoir que nos états émotionnels et nos pensées compromettent la circulation du Qi bien plus que les éléments externes. A partir de ce moment-là la pratique fait émerger une forme de morale spontanée liée à la libération de la circulation du Qi.

Quelques conclusions
  • A l'issue d'une pratique de Qi Gong bien menée, le tonus musculaire doit être global, unifié, continu et profond.
  • La détente, en assurant la circulation du Qi, aboutit à une tonicité « hors du commun ». Il n'y a donc pas de mollesse dans la détente, mais de la tonicité.
  • La qualité du tonus musculaire est un indicateur instantané de notre "niveau de Qi".
  • Les tensions physiques et mentales sont les principales sources de perturbation de la circulation du Qi.
Il faut donc bien saisir les différences qui séparent la notion de tension de celle de tonus. La tension appelle la mollesse et la mollesse appelle la tension. En revanche, le tonus appelle la détente et la détente appelle le tonus.

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